mercredi 15 mai 2024

'ARTOIS LOINTAIN' (extrait) de Carl Sonnenfield.

j’écris ce poème depuis toujours chaque écrit n’est qu’une réécriture j’enclenche la fonction repeat de ma mémoire la gare de Lille se vide des ombres désertent le quai la voix synthétique de l’hôtesse annonce un train à destination de Béthune le train démarre lignes grises et noires du vent trajectoire météorique lumineuse le paysage défile des champs des villes des briques rouges et des pylônes électriques des terrils des nuages gris des nuages blanc sur mon cahier la marge rouge ronge la feuille le trait vertical de la feuille ressemble à une frontière pourtant pas besoin de visa pour écrire les premières lettres l’encre bleue coule en liberté sur le cahier elle dessine des mots et ne ponctue plus de phrases elle jaillit comme à la source d’un Fleuve les mots s’impriment en vitesse sur ma rétine j’écris d’un trait jusqu’au point final invisible en sortant de la gare je file vers la Grand-Place de Béthune par le boulevard Poincaré je m’arrête dans le premier troquet chez Papa Schutz rideaux transparents de dentelles grises bar à la colorimétrie marron et orange très sombre impressions floues je commande un demi à la pression plonge mon nez dans la mousse blanche délivrance je bois une rasade puis 2 voici une bonne bière fraîche du nord au goût d’amertumes de houblon de regrets aussi ici le visage des fantômes est convoqué ils se présentent en file indienne en farandole un Karnaval le demi se vide encore un et retour dans le bus par la vitre la beauté blafarde des paysages artésiens s’impose les champs illimités l’horizon je descends au prochain arrêt Parc de la Porte Nord on pourrait passer sa vie ici la passer à tourner en rond autour des ronds-points comme un con cette structure hyper marchande composée de hangars hideux mange la terre arable des champs mon regard se perd dans cette forêt d’enseignes vulgaires vraiment tout est bon dans le cochon qui sommeille en nous combien de fois ai-je eu envie de gerber ici sur ces parkings démesurés parfois je traversais la route nationale et me retrouvais en face dans les allées paisibles du cimetière de La Buissière j’oubliais alors la nausée et je pensais à mon grand-père un autre bus passe en direction de Place des Provinces d’autres souvenirs remontent à la surface les bulles translucides d’une limonade mon enfance heureuse j’arrive à Bruay le vert délavé de l’herbe surligne la noirceur de la terre je suis à Bruay ici je marche comme j’ai toujours marché c’est mécanique les rues se suivent en enfilades parallèles et perpendiculaires quadrillage géométrique parfait de Bruay je reconnais ce labyrinthe urbain concret le tempo de mon cœur se synchronise à mes pas pulsation intime d’une boîte à rythme mon cœur bat ici à l’unisson de la pluie je ne suis pas un danseur pourtant je danse sur les trottoirs détrempés de la ville rue de la République mon corps se délie lentement rue Alfred Leroy je deviens liane qui s'entrelace aux lampadaires urbains rue Louis Dussart je ne suis qu’une ombre rue Jules Guesde une auréole rue Paul Descamps une empreinte de pas qui disparait vers les 4 chemins si tu savais Bruay La Brique le passé ouvrier et minier n’est plus Rue Raoul Briquet si tu savais Bruay La Brique si tu savais je marche dans les rues désertes de la ville paradoxe tout m’est devenu étranger je n’entends plus ton cœur historique palpiter j’écoute murmurer les murs la brique eux se souviennent le son de la poussière s’agrège à l’asphalte des trottoirs s’élève en spirale vers le ciel bleu liquide j’entends des rires et je vois des silhouettes fantomatiques elles entament une dernière sarabande tous les troquets sont fermés où vont-ils boire le dernier verre de l’amitié retrouvée chez Jean Paul à la Maxéville chez Zaza chez Papou la place du Cercle est devenue amnésique déserte le lycée Carnot ressemble toujours à un paquebot jadis je rêvais d’un grand voyage à son bord mais il est toujours resté à quai comme toutes mes aspirations d’adolescent

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