jeudi 7 mars 2019

De la Grande PICARDIE Mentale au JAPON en passant par AMOUGIES

Tout de même, NOUS pouvons le faire remarquer, la G.PM [Grande PICARDIE Mentale], une certaine Picardie pas celle administrative et avalée aujourd'hui dans les Haut-de-France, celle qui restera car sa grande réalité est mentale , a accouché au siècle 20 de quelques uns des poètes les plus novateurs, singuliers, importants de France de par leurs œuvres importantes. Déjà, j'ai eu l'occasion de vous présenter Ivar Ch'Vavar, l'enfant de Berck, qui vit à Amiens ; aussi de Pierre Garnier et de son épouse Ilse, dont je vais vous présenter un nouveau petit livre paru à leur sujet, mais également il y a Lucien Suel que je ne peux pas faire l'économie de ne pas enfin présenter puisque vient de paraître 'D'ù qui sont chés viaux ?', un recueil bilingue picard-français qui rassemble la plupart de ses textes écrits d'après le "patois" entendu dans son enfance.

LES POÈTES SPATIALISTES et le cinéma.
Marianne Simon-Oikawa - NOUVELLES EDITIONS PLACE.

En fait avec ce petit ouvrage Marianne Simon-Oikawa* propose de découvrir une des multiples facettes du travail poétique d'Ilse (née le 1927 ?) et Pierre Garnier (1928-2014) comme il est présenté en quatrième de couverture : Du spatialisme, fondé dans les années 1960 par Pierre et Ilse Garnier, on connaît les poèmes visuels, un peu moins les poèmes sonores et le théâtre. L'intérêt des deux poètes pour le cinéma resta longtemps ignoré. Pourtant, et jusqu'aux années 1990, ils écrivent sur le septième art, et élaborèrent des créations faisant la part belle à la projection d'images. Les films qu'ils envisagent ne sont pas des films narratifs, mais plutôt des objets poétiques destinés à être projetés sur des écrans, accompagnés ou non de poèmes sonores. 
Scénario, projet de vidéo, dessin animé, "poème cinématographique", leurs créations forment un ensemble très riche, explorant plusieurs dimensions de la relation protéiforme entre poésie et cinéma. Elles sont ici décrites et analysées pour la première fois. Elles montrent que les poètes spatialistes, réfléchissant dans le cadre de leur poésie sur les notions d'espace, de mouvement et de son, ont pu voir dans la projection de poèmes et d'images sur un écran un prolongement des expériences qu'ils menaient par ailleurs sur des supports fixes, jusqu'à se lancer eux même dans la création de "ciné-poème".

Le propos très ciblé du livre paraît rébarbatif et ne s'adresser qu'à des spécialistes, des initiés, hors il n'en ait rien. En effet, le sujet est traité d'une manière telle par Marianne Simon-Oikawa que l'on peut affirmer que LES POÈTES SPATIALISTES et le cinéma est conçu si richessement qu'il offre aussi à découvrir et se sensibiliser à aux œuvres et à l'histoire poétique d'Ilse et Pierre Garnier ; en effet puisqu'on y trouve de très nombreux extraits de poèmes et citations du couple. Puis c'est un ouvrage qui permet de saisir la pleine mesure de l'épaisseur pertinente de la pensée du travail du Poème de par l'avènement et développement au siècle 20 et 21 des machines à écrire, à enregistrer, à diffuser, à projeter et des écrans qui ont bouleversé l'expression poétique et peut-être en la restituant au centre du théâtre de la vie, du véritable espace du déploiement, renouveau du lyrisme.

Enfin dire qu'il est tout de même surprenant de constater qu'il semble que c'est seulement maintenant qu'hormis quelques initiés, les milieux poétiques français semblent commencer à découvrir les œuvre d'Iles et Pierre Garnier alors que leur notoriété internationale existe depuis déjà bien des décennies, notamment en Allemagne et au Japon mais aussi aux Etats-Unis.  Le couple vivaient à Saisseval, un paisible village au alentour d'Amiens, ville où Pierre Garnier est né et il a écrit : 'C'est certain ; le lieu où j'habite intervient bien ; je pense toujours que l'immense ciel picard a été pour quelque chose dans la genèse de ma poésie spatiale' [Pierre Garnier, page 93, LES POÈTES SPATIALISTES et le cinéma].


*Marianne Simon-Oikawa à établis et présentés les textes choisies de Pierre et Ilse Garnier du remarquable ouvrage en 2 tomes Japon - 1 : Les échanges, 2 : À Saisseval, paru en 2016 aux éditions L'herbe qui tremble qui ont publié et rééditer de très nombreux ouvrages de Pierre et Ilse Garnier.


D'ù qui sont chés viaux ? Où sont les veaux et autres textes en picard.
Lucien Suel - Editions de la Librairie du Labyrinthe, collection "Ch'carcaillou**".

Comme chez Pierre Garnier et Ivar Ch'Vavar, la respiration poétique de Lucien Suel est emprunte de l'âme des terres et des paysages du Nord de la France, la présentation par les Editions de la Librairie du Labyrinthe ne s'y trompe pas en annonçant la parution 'D'ù qui sont chés viaux ?' en rappelant : Lucien Suel, poète et romancier, vit dans les collines d'Artois où il a bâti sa maison. Le roman Mort d'un jardinier lui a valu une notoriété nationale. Une part importante de son œuvre poétique a été publiée à Amiens dans la revue Le Jardin ouvrier, notamment, la plupart des textes en picard rassemblés dans ce volume, des veaux dans les pâtures, des saules entourant le jardin, des péniches de son enfance jusqu'au concert de Patti Smith à Dranouter...

Lucien Suel précise : "La langue picarde que je parle est celle apprise dans mon enfance. Ce n'est pas ma langue maternelle, plutôt ma langue grand-maternelle. C'est le "patois" que j'entendais parler par mes grands-parents et aussi dans la cour de récréation à l'école primaire de Guarbecque (Pas-de-Calais). Mes parents le connaissaient mais ne l'utilisaient pas à la maison sauf avec certains visiteurs qui le parlaient naturellement. Jusqu'à ma rencontre avec Ivar Ch'Vavar au début des années 80, je n'imaginais pas écrire dans cette langue populaire. Lorsque je l'ai fait, je n'ai pas voulu me plonger dans les dictionnaires existants, et j'ai écrit en n'utilisant que le lexique dont je disposais dans ma jeunesse."

Lucien Suel, c'est une œuvre importante qui est aussi marqué par la poésie de la Beat Generation et la culture rock, il est d'ailleurs aussi succulent ici de lire en picard son évocation* du concert de Patti Smith au festival de Dranouter (en Flandre intérieure Belge), en compagnie de sa fille Marie, tout comme celle du festival d'Amougie (en Wallonie picarde) en 1968 qui est historiquement le premier Woodstock (avec Pink Floyd, Frank Zappa, Le Captain Beefheart  (dont Lucien Suel est un grand admirateur) et bien d'autres... ) ; pendant de nombreuses années Lucien Suel a aussi animé la maison d'éditions S.U.E.L (Station Underground d'Emerveillement Littéraire). Son roman Mort du Jardinier a fini par faire l'objet d'une édition en livre de poche (plus de 7000 exemplaires à ce jour) et même été traduit en norvégien. 

*cette évocation, en 2008, a été publié, au Dernier Télégramme, sous le titre Patismit écrite en picard et avec deux traductions, l'une en français, l'autre en anglais puis également une quatrième traduction et seconde version en picard d'Ivar Ch'Vavar. Cette édition, devenue rare et collector, est accompagné d'un enregistrement de 2002 de Lucien Suel lisant en public Patismit.

*********

Afin de conclure cette chronique, je désire poser une remarque et question. Trois des plus singuliers, chacun dans leur style, et novateur poète français du siècle 20, Pierre Garnier, Lucien Suel et Ivar Ch'Vavar sont issus de ce territoire que l'on désigne désormais de plus en plus La Grande Picardie Mentale et chacun, à leur manière, à un moment ont eu recours dans leur œuvre et bien au delà de l'anecdotique, recours à l'idiome entendu, parlé dans leur enfance, à savoir le picard ou l'une des multiples déclinaisons de la langue picarde. Là, j'en suis persuadé, il a y matière à une étude qui nous révélerait des éclairages qui seraient tout à fait surprenant si on y pensait en profondeur. 

``À c't'heure, l'hiver i est fini. Ch'gardinier,i rétrame sin fi-in qui funque su sin gardin, su chelle terre froite [...] I interre aussi es'salife, es-nasse. es-sueur. I donne à minger à l'terre. I comminche el résurrection. I s'bat conte ch'l'intropie. I fouit, i fouit."

"l'hiver se termine. Le jardinier, il répant son fumier fumant  sur le terrain nu, sur la terre froide [...] Il enterre aussi sa salive, sa morve, sa sueur. Il nourrit la terre. Il détermine la résurrection. Il  contre l'entropie. Il enfouit, il enfouit."

Extrait de Ch' fi-in - Le fumier.
Lucien Suel.

**Ch'carcaillou, la caille en picard, est une collection destinée aux auteurs qui désireraient sortir de leurs tiroirs des textes en picard, qu'il soit du Nord, du Pas-de-Calais ou de la Picardie. S'il existe un lien fort dans la nouvelle région, c'est bien cette langue picarde, qu'on la nomme Rouchi, ch'ti, Picard du Beauvaisis ou celui de nos mémoires.